Du 23 au 27 septembre 2019, c’est la semaine de mobilisation écocitoyenne au cégep de Saint-Laurent. Pour l’occasion, les étudiants et étudiantes du cégep ainsi que les membres du personnel sont invités à participer à différentes activités et font, de leur propre initiative, des actions qui leur ressemblent. Faites partie du mouvement! Pour plus d’information, cliquez ici.
Guillaume Lebel enseigne la littérature au cégep de Saint-Laurent. Il croit fermement que la littérature est partout dans notre quotidien et qu’il faut y être attentif pour mieux comprendre et déchiffrer le monde actuel: il se penche sur toutes sortes de textes, chansons incluses, pour y repérer le véritable message de son auteur.
Grâce à son analyse de la chanson «The greatest» de Lana Del Rey, il démontre que les thèmes de l’échec du rêve américain et de l’urgence environnementale habitent ce morceau, tout en subtilité et en constance.
La chanteuse Lana Del Rey est entre autres connue pour les paradoxes qu’elle entretient entre glorification et critique de la société américaine. En août dernier, elle sortait son 6e album, Norman Fucking Rockwell!, sur lequel on peut entendre la chanson « The greatest ». Derrière la façade de cette typique mais non moins magnifique « power ballad », qui puise encore et toujours dans l’imaginaire faisant le succès de Del Rey depuis 2012, c’est l’effondrement de tout l’édifice américain qui apparait, la chanson nous transportant de la déchéance des stars au désastre écologique actuel.
Dès le premier couplet, la nostalgie des années 1960 se dévoile par l’intermédiaire du célèbre groupe The Beach Boys ainsi que par le sentiment de perte personnelle qui se répète à chaque début de vers (I miss). L’insouciance émane de ce temps perdu où le « Je » de la chanson pouvait danser avec un amour qui lui manque désormais tout autant que son passé. Au-delà de ces quelques évidences, c’est aussi une vaste part de l’idéal américain que contient ce bref quatrain : les plages dorées de la Californie, le rock n’ roll, l’amour, la jeunesse et, finalement, cette ile imaginaire de l’éternel plaisir que chantent les Beach Boys dans leur succès « Kokomo ». La même nostalgie de l’insouciance revient dans le second couplet, où il est question du New York natal de l’auteur, ville où elle aimerait retrouver ses amis, sa musique et son idéal perdu (I want shit to feel just like it used to). Et ce temps qui lui manque, Del Rey le passait, dit-elle, le plus souvent à ne rien faire (I was doing nothin’ the most of all). Bien sûr, le texte parle ici d’une vedette de renommée mondiale qui voudrait retrouver la liberté de sa jeunesse; il décrit une chanteuse au sommet de sa gloire, mais qui voit sa fin venir et qui affirme être complètement épuisée. Ces deux réalités résonnent dans la chute non-anticipée du premier pré-refrain (nobody warns you before the fall) ainsi que dans cette dépression dans laquelle la chanteuse se sent plongée à la fin du second (I’m burned out after all). Mais n’y a-t-il pas plus dans ces lignes que la courbe archi-connue que prend la vie des Morrison, Joplin et Cobain? Et cette époque révolue où il était possible de « doing nothin’ » n’a-t-elle pas, elle aussi, un autre sens?
I miss Long Beach and I miss you, babe
I miss dancing with you the most of all
I miss the bar where the Beach Boys would go
Dennis’s last stop before Kokomo
Those nights were on fire
We couldn’t get higher
We didn’t know that we had it all
But nobody warns you before the fall
And I pray that you stay
Don’t leave‚ I just need a wake-up call
I’m facing the greatest
The greatest loss of them all
The culture is lit and I had a ball
I guess I’m signing off after all
I miss New York and I miss the music
Me and my friends‚ we miss rock ‘n’ roll
I want shit to feel just like it used to
And‚ baby, I was doing nothin’ the most of all
The culture is lit, and if this is it‚ I had a ball
I guess that I’m burned out after all
Oh, I’m wasted
Don’t leave, I just need a wake-up call
I’m facing the greatest
The greatest loss of them all
The culture is lit and I had a ball
I guess that I’m burned out after all
If this is it, I’m signing off
Miss doing nothin’ the most of all
Hawaii just missed that fireball
L.A. is in flames‚ it’s getting hot
Kanye West is blond and gone
« Life on Mars » ain’t just a song
Oh, the live stream’s almost on
Je m’ennuie de Long Beach et je m’ennuie de toi, bébé
Je m’ennuie plus que tout de danser avec toi
Je m’ennuie du bar où les Beach Boys seraient allés
Le dernier arrêt de Dennis avant Kokomo
Ces nuits étaient en feu
Nous ne pouvions monter plus haut
Nous ne savions pas que nous possédions tout
Mais personne ne te prévient avant la chute
Je prie pour que tu restes
Ne pars pas, j’ai seulement besoin de me réveiller
Je fais face à la plus grande
À la plus grande perte de toute
La culture est allumée et j’ai eu mon plaisir
Je crois que je vais me déconnecter, après tout
Je m’ennuie de New York, je m’ennuie de la musique
Mes amis et moi nous ennuyons du rock n’ roll
Je veux simplement que les choses soient comme avant
Et, bébé, je ne faisais rien la majorité du temps
Oh, je suis perdue
Ne pars pas, j’ai seulement besoin de me réveiller
Je fais face à la plus grande
À la plus grande perte de toute
La culture est allumée et j’ai eu mon plaisir
Je crois que je suis brûlée, après tout
Si c’est ainsi, je me déconnecte
Je m’ennuie plus que tout de ne rien faire
Hawaii vient de manquer cette boule de feu
L.A. est en flammes, il commence à faire chaud
« Life on Mars » n’est pas qu’une chanson
Oh, le « live stream » commence bientôt
Déjà, si l’on replace la fin du premier couplet dans son contexte (I miss the bar where the Beach Boys would go / Dennis’s last stop before Kokomo), on se souviendra que Dennis Wilson, le premier batteur des Beach Boys, est mort noyé en mer en 1983. Il tombé de son bateau alors qu’il était en état d’ébriété. L’ivresse de Kokomo – île imaginaire que chanteront les Beach Boys quelques années plus tard pour le film Cocktail, mettant en vedette Tom Cruise – prend soudain le goût amer de la mort. Wilson n’a jamais connu la terre promise, comme l’Amérique d’ailleurs, qui continue pourtant de chanter encore et encore son éden, malgré l’évidence de sa propre noyade.
À partir de ce point, le sens de « The greatest » bascule, le « Je » cédant la place au « Nous ». Il possédait tout (we had it all). Il était en « feu » et ne pouvait pas s’élever davantage (we couldn’t get higher). Par contre, comme Icare, ce « Nous » insouciant (we didn’t know) a fini par se brûler et par vivre une terrible chute. Ici encore, l’univers de la jeunesse perdue, de la drogue et du rock se fait sentir, mais ce « feu », ce « sommet » et cet « avoir total » renvoient désormais aux fausses idoles d’une société qui aurait dû comprendre qu’elle courait à sa perte. En ce sens, le retour du « Je » dans le refrain, qui prétend avoir perdu ou gaspillé sa vie (I’m wasted), ne peut plus faire référence à un simple individu égaré ou trop ivre. Il renvoie désormais à une Amérique transformée en déchet et qui doit se réveiller (I just need a wake-up call). Au cœur de ce refrain de six lignes, les vers trois et quatre parlent d’un pays qui se croit le plus grand (the greatest), mais qui se regarde désormais dans la vitre-miroir de son édifice et y discerne sa défaite : la plus grande de toute (I’m facing the greatest / The greatest loss of them all). Le dédoublement du mot « greatest » et sa chute d’un vers à l’autre rappellent ici l’effondrement d’un gratte-ciel. Le spectre de 2001 n’est jamais bien loin… Del Rey prend également soin d’enlever toute majuscule à « greatest » et ce, dans le titre de la chanson également, ce qu’elle ne fait pas pour les autres pièces de l’album, comme « The Next Best American Record ». L’Amérique s’écroule; elle a perdu tout son lustre et sa grandeur. Elle devenue « amérique », bien que Trump prétende la rendre « Great Again ».
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Puis, si l’on s’attarde quelque peu aux occurrences du « feu » dans la chanson, ce « greatest loss » devient soudain la perte de la planète. Pour Del Rey, le feu des nuits de plaisir est mort : elle a eu sa fête, dit-elle (I had a ball), mais elle est exténuée et il est temps de décrocher (I’m signing off). Par contre, elle voit toujours sa société « s’allumer » dans l’insouciance et l’enivrement (the culture is lit), dans un style de vie – the greatest, toujours – qui ne fonctionne tout simplement plus. Voilà, au final, ce qui fatigue la chanteuse. Mais ce « Je » (I’m bruned out) est aussi le « Nous » de l’Amérique, voire celui d’une vaste part de l’humanité qui s’est consumée avec insolence dans le plaisir, l’ivresse et la consommation outrancière. Ultimement, ce sujet lyrique est la terre embrasée elle-même, ce que la fin de la chanson réitère en quelque sorte lorsque elle évoque les feux de forêts en Californie. La pochette de l’album aide d’ailleurs à saisir cette multiplication des voix poétiques ainsi que la dualité entre l’insouciance et la catastrophe présente dans la chanson. L’artiste s’y tient debout sur un voilier en pleine mer, drapeau américain flottant à la poupe. Elle enlace un beau jeune homme; elle nous regarde et nous tend la main. À l’horizon, la côte californienne est la proie des flammes, ce à quoi le couple tourne le dos. Bref, les jeunes amants voguent sur la mer de l’insouciance, embarquée dans une Amérique à la dérive et ayant incendié sa propre terre. Kokomo brûle; la noyade est proche. Mais la main de la femme est tendue, en signe à la fois de détresse et d’invitation.
Dans la finale de la chanson, la musique s’atténue, tandis que la voix de Del Rey s’affaiblit et casse quelque peu : autant de signes de l’épuisement général évoqué par le texte. En quelques lignes très denses, dont certaines sonnent comme autant de titres de nouvelles sensationnalistes, la chanteuse réitère son envie de décrocher ainsi que sa nostalgie d’un temps où il était possible de ne rien faire. Par contre, le « wake up call » du refrain revient l’instant suivant. Elle ramène en effet à notre mémoire le fait que l’ile Hawaii – un écho direct au paradis imaginaire de Kokomo – a connu une fausse alerte missile en 2018, au moment où les tensions entre les États-Unis et la Corée du Nord étaient à leur apogée (Hawaii just missed that fireball). En pleine ère de désinformation et d’oubli – qui se souvient de cet événement? – cette fausse alerte a fait renaître pour un moment la possibilité d’une nouvelle guerre déclenchée en plein cœur du Pacifique. Mais ce feu fictif qui n’a pas touché Hawaii est bien réel ailleurs, car Los Angeles est en flammes (L.A. is in flames‚ it’s getting hot). Non, « to get hot » en Californie n’a désormais plus rien à voir avec le feu de la gloire hollywoodienne! La culture a transformé la terre en brasier.
La chanson parle ensuite du très « hot » et très prétentieux rappeur afro-américain Kanye West, qui se qualifie lui-même de « greatest », de « role model » et défendeur de la justice. Elle rappelle que ce dernier, teint en blond, a soutenu Donald Trump en 2016 et 2018, portant même sa fameuse casquette rouge. En contraste complet avec ce West blanchi et déjà oublié (blond and gone), le vers suivant souligne que « Life on Mars », célèbre titre de David Bowie, est, pour sa part, plus qu’une simple chanson (ain’t just a song). C’est là une belle façon de dire que Bowie demeure un des immortels de la chanson rock, mais plus que tout, cette courte phrase nous rappelle qu’en cette ère de catastrophe climatique, un grand nombre de personnes cherche véritablement la vie sur Mars dans le but de la coloniser. Nouveau Salut, nouvelle fuite en avant : nouvelle île de Kokomo! On ne peut s’empêcher de penser à « Space Oddity », sans doute le titre le plus célèbre de Bowie, où le personnage se perd dans l’espace et est complètement coupé de l’humanité et de la terre, ou encore à sa chanson « I’m Afraid of Americans », dans laquelle le chanteur ne peut réfréner sa peur des États-Unis.
Puis, dans un dernier instant de surprise (Oh, the live stream’s almost on), Del Rey termine sa chanson en évoquant l’hyperstimulation et la perte d’attention généralisée que perpétuent les nouveaux médias. L’auteur voulait se déconnecter au début du paragraphe (I’m signing off), mais elle n’y arrive tout simplement pas. Certes, le « live stream » permet de mettre en images les catastrophes politiques et écologiques, mais au cumul, l’information spectaculaire d’un direct perpétuellement fragmenté nous immobilise devant nos écrans et nous empêche d’agir en nous éloignant du réel. La nouvelle de l’instant se perd constamment dans celle de l’instant suivant. Elle s’oublie comme la fausse bombe d’Hawaii et les nombreuses frasques de Trump, tandis que le « live stream » des nouvelles stars youtube garde bien vivant le rêve américain : n’est-ce pas tout le « life’s dream » qui résonne dans ce « live stream »? Bref, la chanson se termine comme elle a commencé : sur une fausse promesse qui dure depuis 1950.
« The greatest » de Lana Del Rey est plus qu’un autre hit, c’est une invitation à gratter le vernis craquelé d’un monde qui ne brille plus, une invitation à faire face à l’embrasement actuel. Elle nous demande de nous déconnecter de nos interfaces (signing off) et de reprendre contact avec le réel, car le « stream » est avant tout celui du « to live », c’est-à-dire le « cours de la vie » : sa source. Et pour recréer ce contact avec notre existence, il faut à tout prix retisser les liens entre nous. La séparation, le morcèlement, l’individualisme : voilà la condition dans laquelle souhaitent nous garder les gouvernements et les multinationales. Ainsi, transformons à notre tour le « Je » en un « Nous » plus digne d’habiter cette terre. Faisons en sorte qu’il soit grand, toujours plus, afin qu’il devienne véritablement « The Greatest ».
À propos de l’auteur
Guillaume Lebel a étudié la littérature à l’Université du Québec à Montréal. Il enseigne au cégep de Saint-Laurent depuis 2010. C’est principalement sa fascination pour la poésie qui l’a fait se diriger vers les Lettres. Dans son enseignement, il cherche entre autres à transmettre la charge historique de la littérature, donc à montrer qu’elle fut au cours des siècles un moteur de changements artistiques, sociaux et politiques. Pour lui, la littérature réfléchit et transfigure le monde, et c’est aussi cette part réflexive ainsi que cette force créatrice qu’il place au cœur de sa pratique d’enseignement.